Le Meilleur des Mondes : Version Chinoise par Tang Loaëc
"Les années fastes" de Chan Koonchung (Chen Guanzhong 陈冠中) - Editions Grasset
Heidegger, Voltaire, Huxley, Chan Koonchung, de siècle en siècle le meilleur des mondes possibles s’incarne d’une plume à l’autre.
Mais quand la dystopie d’Aldous Huxley nous projetait , dans un futur improbable, même si ses prémices nous effraient encore (eugénisme, programmation de l’humain), Chan nous pose lui en plein présent, ici et maintenant, au moins pour autant qu’ici veuille dire la Chine.
2013, c’est la date maintenant dépassée de cette fiction, écrite en 2009. Si les péripéties romanesques appartiennent au roman, la trame est une simple lecture informée et lucide de la réalité. La Chine qu’il décrit est celle d’aujourd’hui.
Le narrateur principal, Chen (Lao Chen ou Vieux Chen, comme il est coutume d’appeler un senior en Chine) est heureux de sa vie à Pékin et de la prospérité nouvelle chinoise, entrée dans son nouvel Âge d’Or, une phase de prospérité qui replace la Chine au centre du monde. La satisfaction qui en résulte dans le pays entier touche toute la population et n’oublie pas Chen lui-même, Taiwanais réacclimaté à la Chine. Les résidents étrangers qu’il rencontre partagent d’ailleurs tous son avis, le bonheur est universel. Qui pourrait s’en plaindre ?

Il faut pourtant qu’un même jour, Chen fasse deux mauvaises rencontres, deux amis perdus de vue qui échappent à cette satisfaction unanime. Il aurait vite relégué ces rencontres aux oubliettes s’il n’était célibataire et, la malchance s’acharnant, il ne ressentait un retour de flamme malencontreux pour l’une de ces personnes, Xiao Li. Ces deux rescapés du bonheur partagent un même ressenti inexpliqué, la transformation de tous les gens qu’ils connaissent, devenus satisfait d’une douce euphorie, permanente. Fang Caodi, l’homme, est en plus à la recherche d’un mois disparu, un premier mois du calendrier lunaire dont personne ne se souvient, précisément celui ou le chaos et la répression ont séparé le plus haut de la crise économique mondiale de l’annonce et l’avènement du Nouvel Âge d’Or de la Prospérité Chinoise.
La langue n’est pas le point culminant de ce roman. L’auteur ne cherche pas à faire œuvre de styliste et s’il site un poète chinois (Ma Zhiyuan), il n’en adopte pas les élans. Pourtant, toute la forme est au service du fond, jusqu’à reprendre la lourdeur des discours officiels, quand le dénouement est en jeu, dans l’interrogatoire et le long monologue d’un des Dirigeants du Parti et de la Nation. Kidnappé pour être interrogé, celui-ci déroule et justifie avec un pragmatisme pontifiant ce qui c’est passé lors de ce mois oublié et qui explique tout, jusqu’à l’euphorie collective, à l’exception de l’amnésie collective, que rien n’explique si ce n’est la préférence des hommes pour un paradis en trompe l’œil plutôt qu’un bon enfer.
Le dirigeant kidnappé, He Dongsheng, va plus loin, expliquant le sens de la politique du gouvernement qui a mené à la prééminence retrouvée de la Chine du 21ème siècle sur tout l’Asie du Sud et de l’Est, en une sorte de doctrine Monroe Chinoise tandis que les Etats-Unis se retrouvaient cantonnés en Amérique. Ce discours prend le ton et le style de l’exercice préféré de toutes les classes dirigeantes de ce pays, celui de l’éducation des masses, même réduites pour He Dongsheng aux quelques personnes qui l'ont kidnappé.
Que dire si ce n’est que dans ce livre et dans ce discours aussi, il se trouve 99% de vérité.
Manquent à l’appel seulement les doses homéopathiques d’ecstasy, mêlées à l’eau bue par ce milliards quatre cent millions d’habitants, moins les dirigeants dans leur citée privative de Zhongnanhai à Pékin.
En 2011, chaque mois voit se réaliser un peu plus la grande prédiction que le regard expert de Chan Koonchung déchiffre : avancée vers le statut de puissance mondiale, satisfaction d’une très large majorité face à la promesse réalisée d’une prospérité croissante, adhésion implicite au marché proposé par les autorités (prospérité individuelle et satisfaction nationaliste contre liberté inaboutie). Il n’est pas jusqu’au chiffrage de ce marché qui ne soit proposé : 90% de liberté, 10% de dictature.
A la fin de la nuit, le dignitaire kidnappé sera libéré et la censure de ce livre, évoquée comme ficelle éditoriale sur la couverture de la version anglaise, n’est pas bien sérieuse. Le livre est importé et distribué sous le couvert, l’auteur vit à Pékin mais n’est pas inquiété, même l’accès à son blog sur le plus grand site chinois (sina.com) n’est pas bloqué depuis la Chine. C’est dire si le tableau dépeint est au bout du compte, proche de ce que les dirigeants chinois sont prêts à assumer.
Le Meilleur des mondes possibles, ils en sont tellement convaincus.
Comments