“Impossibles Adieux” de Han Kang, Prix Nobel de Littérature 2024
Que connaissez-vous de la Corée du Sud, vous qui n’en êtes pas natif. Peu de choses sans doute, comme moi qui y ait pourtant voyagé dès 1990, et me suis laissé prendre parfois par des romans, des films tels ‘Parasites’, Palme d’Or à Cannes, et de la pop’ coréenne même, puisqu’il est difficile d’ignorer le tube ‘Gangnam style’ fut-ce d’aussi loin que la France (j’ai d’ailleurs dans ma pile de livres un certain ‘Made in Gangnam’ qui atteindra à son heure ces colonnes aussi).

Attendez-vous à un choc. Un choc différent de celui, violent, que contient de nombreuses œuvres coréennes, au point que ce soit ce que j’associe à la culture coréenne. Cette capacité à des éruptions de violences, qui peuvent très rapidement disparaître aussi, au dénouement d’un film, d’une manifestation étudiante, d’un roman. Celui qui naît de ce livre est d’une nature différente.
Une narration très douce, presque langoureuse dans son rythme, nous désarme face à la brutalité des émotions et des événements tragiques dont sont tissés l’histoire de ce pays, intense et schizophrène, à la fois la trame et le dénouement du récit.
Prix Nobel, justement élue par une académie suédoise qui n’a jamais eu peur de faire des choix, Han Kang a été choisie « pour sa prose poétique intense qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine ». Et encore, « L’œuvre de Han Kang se caractérise par cette double exposition de la douleur, une correspondance entre le tourment mental et le tourment physique, en lien étroit avec la pensée orientale ». Sans vouloir caractériser dans un même sac les pensées orientales, je ne peux après la lecture des ‘Impossibles adieux’ que ressentir cette même admiration exprimée par le jury Nobel, avec une certaine incrédulité sur la capacité de l’autrice de mêler terreur et douceur dans les mêmes pages.
Les traumas personnels se diluent dans les traumas collectifs et les deux protagonistes, qui se croisent et se déchirent, semblent tendre chacune à l’autre le miroir qui permet avec douceur aux souffrances de s’épancher.
C’est dans la douleur de ces deux jeunes femmes, les déchirures d’une société et la souffrance de générations d’autres femmes et hommes qui se révèlent. Entre onirisme et déchainement des éléments, la réalité devient, à certaines pages, difficile à distinguer du rêve ou du cauchemar.
C’est la réalité pourtant qui surgit, mise à nue par des vents de tempête, en même temps que la neige drue ensevelit les cris de son manteau de silence.
Oui, au fond, tous ces cris depuis la fondation de la Corée du Sud ont été réduits au silence. Les dizaines de milliers d’habitants de cette île de Jeju, qui ont été massacrées, puis déportés, puis tirés de leurs prisons pour être massacrés encore, ne sont qu’une partie des centaines de milliers de sympathisants supposés du communisme ou de la Corée du Nord, victimes d’une boucherie inhumaine pendant que se dessinait sur le front la possibilité d’une guerre de Corée. Ils ne sont pas morts dans un combat des deux Corées, mais de traitements qui semblent n’avoir que si peu à envier à la solution finale en Europe centrale. Pas de nettoyage ‘ethnique’ cette fois, le nettoyage est ‘politique’, le gouvernement pro-américain, mis en place avec la protection des Etats-Unis, décime des populations en 1948 et 1949, déchaînant un régime de terreur répressive. Les charniers et les ossuaires retrouvés plus tard, à partir de la révolution de 1960, montrent que ce massacre n’est en rien moins insupportable que celui mis en œuvre dans d’autres parties du monde.
Et pourtant, à chaque page la neige tombe dans le livre à gros flocons. C’est leur beauté que Han Kang décrit, dont son personnage s’émeut. Tout peut-être, plutôt que de contempler l’horreur en face, jusqu’à ce que son évidence s’installe, fruit du travail de mémoire d’une vieille dame, mère de l’amie de la narratrice, qui semblait anodine mais dont, depuis sa plus jeune enfance, la vie a été réduite en lambeaux par ces massacres, et dont le courage à constituer à en réunir des traces.
Pourquoi avons-nous tant entendu parler en Occident des massacres des Khmers rouges, de Staline, du régime nazi ou de la Corée du Nord, tous les ennemis d’un Occident uni dans l’ordre nouveau américain, et si peu de ceux, immenses tout autant, qui ont été tolérés ou encouragés par les gouvernements que nous soutenions ? Mais je m’égare, cette interrogation qui sera peut-être celle d’un lecteur, n’est pas le sujet de Han Kang. Elle décrit avec un art consommé de la prose, ses douleurs presque indicibles de Coréenne, la mémoire collective qui gronde et que même la tempête n’arrive pas à effacer, la résurgence d’un passé qui à force de vouloir être ignoré, est partout, enraciné dans chaque paysage et dans chaque être, jusqu’à l’oiseau mort ou les troncs de bois noircis.
Un livre très difficile à décrire, parce que le décrire ne lui rendrait pas justice. Il est intime, il est historique, il est onirique. Il faut le lire pour découvrir l’impensable. Il faut lire Han Kang, pour la littérature, pour l’humanité, pour la Corée.
Impossibles adieux de Han Kang est publié dans sa traduction française aux éditions Grasset et Fasquelle, 2023.
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