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Guo Feng. Travailleur migrant. Extrait de « Femmes françaises, amants chinois »

Tang Loaec
Un recueil de nouvelle de Tang Loaëc

Un brouhaha agglutine des voix, à l’extérieur du réduit de tôle, comme le bourdonnement d’un essaim. Il fait nuit. Sur le bout de tissu sale, qui dissimule un carreau de vitre maculé, une ellipse de lumière vient vaciller, le faisceau d’une lampe torche. Un corps d’homme, à peine vêtu d’un pantalon de toile court s’est posté à l’angle de la vitre et sursaute lorsque le rayon le balaye et le met en mouvement. Il s’est rué sur la porte, sans entendre la voix étrangère qui l’interroge du fond du dortoir, et le voici qui court pieds nus sur le grillage de la coursive, peau mate, cuivrée, brillante de sueur sous un reflet de lune perçant, striant dans la blessure du plafond de nuage le ciel enténébré. 


Des cris fusent, il se jette dans le vide, prenant appui sur la barre de métal, et le bond propulse son corps entre ciel et terre, à peine éclairé par l’un des pinceaux de lumière qui l’a fugitivement balayé.


Les appels des policiers ne l’ont pas arrêté et leur danse de manchots en uniformes, pour dévaler l’étage unique de cet escalier de chantier, s’oppose à la grâce de la disparition dans la nuit de la forme humaine, happée par les débris et les façades effondrées. Les poursuivants s’avancent puis reculent, suivis des contremaîtres et de la troupe nombreuse des ouvriers, travailleurs migrants venus de zones reculées du pays, comme l’évadé. Ce sont cinq milles mètres carrés de chaos inimaginable qui freinent l’élan des policiers, un quartier entier détruit par les machines et à la masse de plomb, par tous ces humains de peu de bien, venus casser le béton, comme dans un bagne autrefois des condamnés auraient cassé du caillou, mais volontairement, pour un salaire de misère sur lequel ils économisent des centimes.


Dans la nuit, impossible pour les policiers d’avancer dans ce charnier de maisons mortes. Les armatures de métal y griffent le ciel ou sont retenues, encore prisonnières des vestiges d’anciens toits et planchers. Les voix des contremaîtres s’élèvent, pour ordonner aux ouvriers de cerner le champ de décombres, d’allumer les projecteurs qui permettent souvent de travailler pendant les heures de nuit, de faire sortir Guo Feng où qu’il se cache.


A la porte de cette chambre de fortune, d’où les trois compagnons du chinois étaient sortis pour le laisser profiter de son invraisemblable chance, une femme d’une jeune trentaine peut-être, s’est couverte de ses vêtements retrouvés éparts dans le dortoir. Les deux femmes policières qui lui parlent ne parviennent pas à la décrocher de ce chambranle de porte auquel elle s’accroche à deux mains, tout en scrutant le cimetière de maisons abattues dans lequel il a disparu. Les flicquettes ont ordre de la traiter avec douceur, elles n’osent pas la détacher de force, la situation s’éternise. Viviane n’a pas vu ces deux femmes, malgré leurs mains sur son corps, ses yeux sont restés rivés sur l’obscure débâcle fouillée par les faisceaux.


-   Il ne vous fera plus de mal. Il sera puni. 


A peine intelligible à travers son fort accent chinois, la voix d’un interprète cherche à attirer son attention.


-   Le juge le condamnera à mort certainement. C’est ce qui arrive en Chine aux violeurs. Ces ouvriers de la campagne sont des bêtes.


Viviane se souvient de la première vision surprise de la fenêtre de sa voiture, l’homme se tenait debout, le corps lavé de pluie. Sa berline était tombée en panne, noyée par l’eau dans cette ville à demi inondée de pluies incessantes, que les canalisations trop étroites peinaient à évacuer. 


La musculature de cet homme debout, taillé au burin par l’usage de la masse et des marteaux piqueurs, la frappait soudainement d’une virilité qu’elle n’avait jamais remarquée chez les Chinois côtoyés au fil des mois. Son chauffeur se démenait pour faire redémarrer la voiture, jurait comme un charretier puis, découragé, s’excusa mille fois auprès d’elle, lui demandant par gestes d’attendre pour finir par disparaître à la recherche d’une improbable pièce ou d’un hypothétique secours. Seuls à présent. Les regards de l’occidentale dans sa Buick échouée et de l’ouvrier migrant droit sous la pluie se croisaient, s’aimantaient, s’ancraient.


Elle avait cherché à comprendre ce qu’il pouvait penser d’elle, dès cet instant et à chacune des étapes suivantes, sans succès. La réflexion ne l’aidait en rien. Pendant ces quelques heures ne s'appliquent que les lois muettes de l’attraction. Il ne détourna pas son regard, elle non plus. Pas de défi dans ce face à face, pas de curiosité non plus, mais une fascination simple, s’exerçant de façon réciproque, ne laissant pas de place à la gêne. Se regarder était une évidence. La difficulté était d’aller plus loin. Si la voiture avait redémarré, elle aurait été emportée, l’image aurait persisté dans sa rétine quelques minutes ou quelques heures puis serait devenue un souvenir vague… mais le moteur, geignant sous les tentatives du chauffeur pour le ressusciter, était devenu, par son agonie, un allié imprévu.


Le chinois s’était approché, lui avait tendu un bocal aux bords maculés de thé qui lui servait de gamelle, rempli d’une Wun Dun tang, soupe aux raviolis accompagnée d’une cuillère en polystyrène. Le récipient était repoussant, mais tendu par une main sculptée, au dos tendu d’une peau incroyablement lisse alors que les doigts étaient rendus calleux par son état de terrassier. La bouche restait sérieuse, le regard souriait. Elle se brûla avec une cuillerée de soupe et s’aida de la main tendue pour sortir de la voiture, enfoncer jusqu’à la malléole son pied dans l’eau accumulée de la rue, ruinant un escarpin qui valait quatre mois du salaire de cet homme, puis le suivre vers un abri, n’importe lequel, le suivre sans réfléchir.


L’abri était le baraquement du chantier, les collègues avaient disparu rapidement. Le thé qu’il lui avait offert était âcre mais elle l’avait à peine senti, elle avait posé sa paume sur sa peau et il avait commencé à la déshabiller. 


Dans les ruines nouvelles, un projecteur a débusqué le chinois, la chasse à l’homme s’organise. Une première main l’attrape, plusieurs personnes se jettent sur lui, l’ouvrier est enfin jeté au sol et frappé, terrassé, menotté. 


-   Il faut venir avec nous pour porter plainte.


La voix importune perce enfin, jusqu’à sa conscience. Le chinois souriant est plus grand et plus gras que son amant. Il sourit avec une affabilité écœurante. 


-   C’est nécessaire pour qu’il soit condamné.


-   Je ne veux pas porter plainte.


Le regard est navré, une discussion s’engage en chinois, entre l’interprète et un autre policier plus âgé, sans doute plus gradé, arrivé sur les lieux. Autour, une foule d’ouvriers répète les paroles échangées, commente. Le brouhaha enfle de nouveau. Le chauffeur, de retour, a rejoint le cercle et fait aussi entendre sa voix. Les policiers entre eux acquiescent, semblent atteindre un consensus, approuvent tous la position que le truchement transmet.


-  Nous comprenons très bien, la chose est délicate, vous voulez être discrète pour respecter votre mari. Mais si vous ne portez pas plainte, il ne pourra pas être condamné, il faut le savoir.


Elle secoue la tête, muette, regardant plus loin une porte de voiture se refermer sur le chinois menotté. 

Compréhensif, après un long round de palabre supplémentaire, l’interprète de la police ajoute encore, bienveillant, qu’il peut lui promettre, même s’il ne peut pas présenter l’affaire au juge sans plainte, que le criminel va passer un très mauvais moment dans la cellule de la police avant d’être expulsé de la ville et renvoyé dans sa campagne. Toute l’assemblée regarde l’occidentale en opinant du chef.


-   Mais je ne veux pas qu’il soit expulsé, je veux le revoir.


Les visages se figent, les sourires disparaissent, Viviane ne voit toujours rien de leurs simagrées. Au bout du terrain, labouré par les bulldozers et éclairé par l’aube naissante, le visage de l’amant est apparu à la fenêtre grillagée d’un fourgon.


Il tourne vers elle ce même regard que la veille.


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La Revue littéraire de Shanghai et d'Orient : ISSN 3074-9832   

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