“Des loups chinois” par François Blanc. Le Totem du loup de Jiang Rong - Le Livre de Poche
« Saisi par un terrible pressentiment, le jeune cavalier prit peur. (…) La horde comptait plus de trente bêtes, dont certaines étaient gigantesques. Au milieu trônait le roi des loups reconnaissable à la fourrure blanche de sa poitrine qui brillait d'un éclat de platine. A un signal connu d'elle seule, la meute s'était levée d'un bond. Les loups s'apprêtaient à s'élancer et à s'abattre sur leur proie comme autant de flèches »…
Dès les premières pages, le ton est donné : il y a du Jack London et du Joseph Kessel dans ce roman, qui plonge son lecteur au cœur de la steppe mongole, un milieu plus méconnu des Occidentaux que le Nord Canada, mais qui appelle la découverte ; et pas seulement de la part des Occidentaux : « Le Totem du Loup », publié en 2004, s’est vendu depuis à plus de 20 millions d’exemplaires en Chine, où les meilleures ventes n’avaient jamais dépassé le million. A ce niveau, ce n’est plus un succès de librairie, c’est un phénomène social !

Il y a plusieurs raisons à cet engouement : le livre est, tout d’abord, un roman d’aventure – à travers les chevauchées nocturnes, les transhumances, la traque des loups, et jusqu’à une tentative d’élevage d’un louveteau – qui renvoie le lecteur aux romans de son enfance. Deuxième aspect : pour le lecteur chinois, il constitue une énième variation sur les affres de la Révolution culturelle, commun dans une littérature qui se penche sur les heures sombres de son passé : le principal protagoniste, le jeune Chen Zhen, fait partie de ces étudiants envoyés à la campagne « se rééduquer auprès des paysans pauvres et moyens-pauvres », selon la terminologie consacrée.
Tiré des souvenirs personnels de l’auteur, professeur d'économie et d'histoire, écrivant sous le pseudonyme de Jiang Rong, ce voyage initiatique réussira au-delà de toute espérance, mais pas forcément dans le sens attendu : Jiang Rong s’attendait-il à se laisser conquérir par le mode de vie de ces éleveurs semi-nomades mongols, que la tradition agricole et sédentaire chinoise ne tenait pas particulièrement en haute estime. Or, le jeune homme va non seulement découvrir un mode de vie respectueux de son environnement et en harmonie avec son milieu ; il va aussi redécouvrir une culture aux antipodes de la culture chinoise, qui a permis au peuple mongol de survivre dans un environnement particulièrement hostile – températures extrêmes, nourriture aléatoire, dangers permanents, soins médicaux rudimentaires, etc. – mais encore de conquérir le plus vaste empire de l’Histoire, notamment suite à ses victoires fulgurantes contre les Han.
C’est de ce choc culturel que le roman tire son argument, dans une inversion des rôles où le lettré redevient élève, grâce à une ouverture qui lui permet de comprendre puis d’estimer cette culture, et qui le conduira, quarante ans plus tard, à rédiger ce livre - témoignage. Et il en est grand besoin, car cette culture et ce mode de vie se meurent à l’époque où se passe le roman, du fait des coups de boutoir que lui portent les développeurs chinois, élèves zélés de Lyssenko et autres Stakhanov, mais aussi les Mongols nourris aux mêmes sources. Tous n’ont de cesse de rectifier à l’aune de la rationalité scientifique ces systèmes jugés archaïques et tenus par des cul-terreux retardataires, voire réactionnaires, qui ont érigé comme animal totem l’ennemi héréditaire du productivisme : le loup, animal irréductiblement sauvage, prédateur, nomade, rusé, courageux, libre ; le péril gris, vous dis-je !
Tous les dogmes de la croissance chinoise en prennent pour leur compte : ceux d’un passé où, de même qu’il fallut décimer les oiseaux pour préserver les récoltes – avec pour conséquence la prolifération des mouches – l’extermination des loups fut décrétée pour accroître les troupeaux ; on laissera le lecteur découvrir les conséquences de cette recette...
Mais la politique économique actuelle n’est pas épargnée : le productivisme et « la mystique du taux de croissance » sont dénoncés – implicitement, c’est un roman et non une thèse – pour leur manque d’humanisme. Comme le déclare le délégué militaire Bao Shungui à un autre « jeune instruit », qui se choque de voir massacrer des cygnes : « Je suis un paysan, donc pragmatique en tout. Une chose n’a de valeur que lorsqu’on la tient au creux de la main. Les pivoines sont précieuses parce qu’elles ne s’envolent pas, à la différence des cygnes qui franchiront facilement la frontière pour tomber dans la casserole des révisionnistes mongols et soviétiques (…). Attends un peu que je transforme ton lac des Cygnes en abreuvoir à bestiaux. »
Cette priorité donnée à la production peut néanmoins se comprendre, dans un pays où des millions de ruraux sont morts de famine, à cette époque. Le héros Chen Zhen le reconnaît, même si c’est avec amertume : « Pour notre peuple, si nombreux, la nourriture est de première importance. Tant qu’il n’a pas mangé à sa faim, il n’a pas le loisir de penser à l’esthétique. ». Il conviendrait donc de taxer de « petit-bourgeois » ses réticences (et les nôtres). Mais la critique la plus radicale réside dans le constat d’échec auxquelles conduisent ces innovations : l’écosystème fragile de la steppe en est si bouleversé que le pâturage disparaît et les troupeaux périclitent ; depuis, les vents arrachent des milliers de tonnes de sable à ces zones désertifiées, et les déversent sur Pékin.
Il n’est donc pas surprenant que cette parabole écologique ait intéressé le lecteur chinois, dans une société où la dégradation de l’environnement prend une ampleur de désastre national (selon certaines estimations, les pertes équivaudraient à effacer la croissance nationale), mais fait aussi l’objet de débat social et constitue une priorité publique, celle du « développement harmonieux ». Ce roman survient à point pour donner un visage à ce débat.
Fable écologique et tarte à la crème du sino-productivisme ? Voir ! Les faits rapportés ici ne sont pas sans évoquer ces politiques de l’élevage promues en Afrique par les experts de la FAO ou de la Banque mondiale, cherchant à convaincre Peuls, Touaregs, Himbas et autres ethnies d’éleveurs nomades des bienfaits de la modernité, avant que des sociologues, moins imbus de certitudes, viennent expliquer – pour convaincre, il reste du chemin… – que ces modes de production jugés primitifs ont assuré à ces ethnies leur survie pendant des siècles et gardent une grande part de leur pertinence. Les « Déserts » de Le Clézio ne sont pas loin... Loin d’être une fable limitée à l’Empire du Milieu, « Le Totem du Loup » constitue, à tout le moins, un rappel utile aux vertus du principe de précaution ; la leçon vaut donc pour le lecteur occidental, en ces temps de réchauffement climatique, où l’avenir du protocole de Kyoto reste mal assuré !
Mongole, tu patulae recubans sub tegmine fagi (*)… donc ; mais il ressort de la confrontation des deux cultures une conclusion encore plus radicale, quelque peu étonnante de la part d’un pays dont on souligne l’émergence et le dynamisme actuel : celle d’une faiblesse, de l’infériorité d’un peuple qui gagnerait, à l’instar des Mongols, à « se mettre à l’école du Loup » pour retrouver la liberté et la force qui leur manquent pour faire face aux défis actuels. Au cas où l’allusion n’aurait pas assez claire, Jiang Rong, déclara dans un entretien : « Fondamentalement, les Chinois (…) sont peu épris de liberté, donc faibles, et sans esprit d'indépendance, sans soif de démocratie. »
Ce genre de propos, s’il lui a valu l’intérêt des lecteurs et une estime plus large encore, ne lui a pas fait que des amis. Nombre de censeurs se sont dressés pour réclamer, au nom de la culture chinoise et de ses valeurs, l’interdiction de son livre. Au risque de surprendre ceux qui ignorent les arcanes de la politique chinoise, ses soutiens n’ont pas toujours été là où on l’aurait cru. La page de couverture du livre nous apprend ainsi que cet ouvrage « a été traduit avec l’aide de l’Office d’information du Conseil d’Etat (i.e. le gouvernement) de la République populaire de Chine ». Les autorités chinoises ont donc appuyé la diffusion urbi et orbi de cette contribution iconoclaste, qui serait considérée comme favorable à un développement plus harmonieux de la société ; que ce plaidoyer adopte la forme modeste d’un roman se déroulant aux confins septentrionaux de la République, il y a quarante ans, peut aider son acceptation. Mais, comme nous invitons le lecteur à en juger par lui-même, le roman, à l’instar de la sociologie de Pierre Bourdieu, peut aussi se révéler « un sport de combat ».
(*) ndr : ‘Mongole, tu patulae recubans sub tegmine fagi – adaptation du 1er vers des Bucoliques du poète latin Virgile) : Heureux Tityre (ici ‘Mongol’), assis à l'ombre du hêtre à l'épais feuillage’
Comments